- ETHNOLOGIE - Ethnologie religieuse
- ETHNOLOGIE - Ethnologie religieuseL’anthropologie religieuse tente de cerner la dimension religieuse de l’homme, en tant qu’universelle et inhérente à tout homme (même si cette dimension, dans notre société sécularisée, invente, pour se manifester, de nouveaux signifiants, apparemment non religieux). Mais, l’expérience vécue du sacré se traduit, chez tous les peuples, par tout un complexe de croyances, de cérémonies, de pratiques, d’organisations des hommes, bref par des «institutions», au sens qu’Émile Durkheim donnait à ce terme. Cet ensemble comprend aussi bien les «représentations collectives», dans la mesure où elles s’imposent du dehors aux individus, que les cultes «institués» ou les Églises. L’ethnologie religieuse a pour but de décrire ces formes diverses que revêtent les phénomènes religieux ou les expériences du sacré, suivant les peuples, c’est-à-dire les ethnies ou les cultures, car l’ethnie, pour le savant, est inséparable de la notion de culture.Aussi l’ethnologie religieuse ne peut s’identifier avec l’étude des religions dites «primitives», et cela d’autant moins qu’il n’existe nulle part de telles religions. Comme le dit Marcel Mauss, «les Australiens sont aussi vieux que les Européens par rapport au pithécanthrope». Il y a seulement des sociétés techniquement pauvres et des sociétés qui bénéficient d’un outillage technique extrêmement développé. On ne peut pas non plus, bien que certains soient tentés de le faire, définir l’ethnologie religieuse comme l’étude des religions dites traditionnelles par opposition à celle des religions universalistes, qui intéresseraient, elles, l’histoire et la sociologie des religions. D’abord, parce que la tradition, si elle suppose peut-être un «temps au ralenti», selon l’expression de G. Gurvitch, a, elle aussi, une dynamique: les religions traditionnelles changent, elles évoluent comme toutes les religions. En second lieu, parce que l’ethnologie ne peut pas ne pas se préoccuper de l’influence des religions universalistes (islam, bouddhisme, christianisme) sur les religions traditionnelles: les phénomènes d’acculturation occupent même une place de plus en plus importante dans la recherche ethnologique. Enfin, l’ethnie est un phénomène universel; il existe une ethnie française, une ethnie espagnole, etc.; ce qui explique que les religions universalistes, malgré l’unité de leurs dogmes ou de leurs liturgies, prennent une coloration différente suivant les diverses cultures nationales; il y a quelques années, on voyait paraître des livres intitulés De la religion suivant les peuples , qui définissaient, par exemple, un catholicisme espagnol très différent du catholicisme portugais, l’un plus mystique et dramatique, l’autre davantage tourné vers les fêtes, plus social, ou un catholicisme français très différent du catholicisme italien, l’un plus sévère et l’autre plus joyeux et tolérant. Sans doute ce genre de travaux est tombé en désuétude en France, mais les recherches américaines remettant en honneur le thème du «caractère national» ont montré la pertinence de cette approche. En tout cas, une véritable ethnologie religieuse ne peut éliminer aucune ethnie, pour se borner à la seule observation des ethnies tribales, de même que l’ethnologie proprement dite ne peut se limiter à la seule étude des sociétés «simples» ou démographiquement restreintes; elle embrasse, dans son champ d’investigation, les sociétés «complexes» et «larges» autant que les autres.Cependant, si l’ethnologie religieuse en restait à cette première phase, elle ne mériterait pas le nom d’ethnologie et risquerait de se confondre avec l’ethnographie, c’est-à-dire avec la pure description des manifestions religieuses, ethnie par ethnie. Elle ne s’en distinguerait – puisque se cantonnant à des monographies – que par son refus d’une peinture purement concrète et son recours constant à tout un système conceptuel de références – système qui lui confère, en fait, son statut scientifique, par opposition à l’inventaire brut des faits religieux, non situés et non expliqués. Mais l’ethnologie religieuse dépasse ce premier stade; elle compare toutes ces monographies une fois achevées et s’élève à des considérations plus générales, hier d’ordre évolutionniste, aujourd’hui d’ordre typologique – par conséquent beaucoup plus prudentes.1. Religions et ethniesL’étude même d’un système religieux, quelle que soit l’ethnie considérée, pose un problème préalable au chercheur, surtout quand il envisage les sociétés non occidentales, à savoir celui de la délimitation même du domaine qu’il doit explorer. Existe-t-il un domaine du sacré distinct, voire opposé à celui du profane ? On sait que, pour Durkheim et son école, cette distinction, qui recouvre à peu près celle qui est faite entre les activités collectives et les activités privées, est capitale. Mais, après lui, M. Mauss, tout en reconnaissant qu’il y a des sociétés plus ou moins religieuses, considère que, dans les sociétés tribales, tout est religieux, aussi bien la place des gens dans la maison et l’orientation même de l’habitation que les divers actes de la vie, la naissance, le mariage, la maladie et la mort, ou que le cycle des activités, chasse et pêche, semailles et récoltes. Plus exactement, dans sa notion de «phénomène social total», Mauss a montré, à propos du don, que les principaux phénomènes sociaux ont une dimension religieuse, comme ils ont une dimension économique, politique, esthétique, etc. Jean Piaget parle d’un syncrétisme originel, où le religieux se mêle intimement à l’ensemble de la vie sociale; l’évolution consistera, à partir de là, dans une différenciation progressive du religieux et de ce qui ne l’est pas. Marcel Griaule et son école précisent, tout au moins pour certaines ethnies (Dogon, Bambara, Mossi..., et l’on pourrait reprendre ce modèle pour les Malgaches, les Indonésiens, les Mélanésiens...), que le religieux fournit le pattern , le «modèle», à la fois explication par le mythe et norme d’action pour les comportements, de l’ensemble des gestes humains: construction des maisons et des greniers, travail des tisserands et des forgerons, répartition des champs et manière de les cultiver. Le paysan reprend les gestes des ancêtres ou des dieux, ce qui fait que l’ensemble de sa conduite constitue toujours un «discours», dont les mythes d’origine donnent la signification. Si on accepte cette perspective, on comprend mieux que le profane puisse par la suite se distinguer du sacré, tout en étant aussi une commémoration. Il se révèle à l’observateur comme une liturgie; il participe ainsi au domaine du sacré, puisqu’il le répète, mais à un autre niveau. Ce modèle, certes, n’est peut-être pas universel ou, s’il l’est, il joue sans doute de façon différente suivant les ethnies. On peut penser en effet qu’il évolue entre deux pôles: celui de la confusion, de l’«engluement» du social dans le sacré, et celui de la distinction entre une superstructure métaphysico-religieuse et des structures sociales ou techniques. À l’engluement s’oppose alors la correspondance, trait par trait, du profane et du sacré. En tout cas, le spécialiste de l’ethnologie religieuse ne peut limiter son enquête à ce qui lui paraît relever du domaine du religieux authentique, car il risque de mêler ses propres conceptions à celles des indigènes. En fait, il se doit d’explorer la société en tenant compte des différents points de vue humains. C’est dire que son enquête sera longue et nécessitera de sa part patience et ténacité.La recherche des informateursGriaule avait pressenti, dès ses premières recherches, la spécificité de la religion dogon ; pour pouvoir recomposer ce système de pensée dans son unité et sa cohérence, il lui a fallu cependant découvrir un «sage» des falaises de Bandiagara (Mali), Ogotemmêli, qui avait parcouru tous les stades de l’initiation. C’est que la religion est la science du caché, elle ne peut être abordée que pas à pas; la révélation des secrets présente quelque chose de dangereux pour qui y accède. Presque toutes les populations ont différentes classes religieuses, qui sont stratifiées et hiérarchiques (les Maori, qui sont divisés en trois classes, les appellent des «paniers»), et il faudrait ajouter à cette division en classes la division en sexes (non que la religion de la femme soit différente dans son essence de celle de l’homme, mais elle utilise un autre symbolisme). L’observateur européen qui se contenterait de n’étudier que la religion des hommes du commun, en Asie, en Afrique, en Océanie ou chez les Amérindiens, commettrait donc la même erreur qu’un Asiatique ou un Africain qui voudrait faire une étude du catholicisme en Europe en n’interrogeant que des paysans ou des ouvriers, en se privant du recours aux dépositaires de la foi chrétienne que sont les théologiens et les prêtres. Il ne faut jamais se contenter d’inventorier un seul «panier», il faut découvrir les sages et les savants, passer de la connaissance que les Amérindiens appellent superficielle à la connaissance profonde. Ce n’est pas toujours facile, surtout à une époque où le Tiers Monde subit de graves mutations. Mais on ne doit pas conclure de cette remarque que l’ethnologie doit se contenter de découvrir la religion au seul niveau de l’ésotérisme; car la religion populaire, même si elle est incohérente, parfois contradictoire, est aussi intéressante que l’autre. Il suffit de la situer et de ne pas s’imaginer qu’elle est l’unique forme de la religion, surtout dans les sociétés agricoles, où il existe une prêtrise spécialisée. Bref, ici encore, l’objectif n’est pas de choisir, mais d’être complet.Une autre difficulté se présente: faut-il inclure dans l’enquête religieuse le domaine de la magie, et plus particulièrement celui de la sorcellerie ? En général, les indigènes distinguent bien le religieux du magique. Il n’en reste pas moins que ces deux phénomènes constituent les deux pôles, sinistres et lumineux, du sacré, et que la distinction entre eux est plus de tendance que proprement ontologique. L’école de Durkheim les fait dériver, l’un et l’autre, du mana : Gurvitch et Cazeneuve se sont efforcés, au contraire, de les séparer, pour les rattacher à des essences phénoménologiques opposées. L’anthropologie religieuse peu fort bien accepter ces oppositions du vécu religieux et du vécu magique, mais, en fin de compte, religion, magie bénéfique et sorcellerie sont dans toutes les ethnies, y compris dans les pays occidentaux, étroitement unies et dialectiquement complémentaires. Si l’on s’en tient aux indications données par Mauss, la religion tend vers le pôle sacrifice et la magie vers le pôle maléfice; la religion vers l’adoration des dieux ou des esprits, la magie vers la manipulation des forces impersonnelles; la religion vers la communion des fidèles, la magie vers l’individualisme. Toujours est-il qu’il y a une magie bénéfique (pour la protection des récoltes par exemple), une magie qui utilise l’invocation aux dieux ou aux esprits, une magie collective, enfin (sociétés de sorciers, avec initiations d’entrée, organisation intérieure). Aussi le spécialiste de l’ethnologie religieuse se doit-il de les étudier toutes dans un même ensemble et de ne jamais faire de distinctions autres que celles qui sont indiquées par ses informateurs indigènes.La description des faitsIl s’agit ensuite de délimiter exactement les faits qui doivent retenir l’attention, et de distinguer rapidement les divers chapitres de toute ethnologie religieuse. Tout d’abord, l’étude des représentations élémentaires: notion de mana , image de l’âme (corporelle, extérieure au corps, souffle, ombre, nom personnel), esprits des morts et de la nature (habituellement appelés aujourd’hui «génies»); puis l’étude des représentations complexes qui les unissent, mythes ou dogmes; ensuite l’analyse des pratiques, en distinguant les rites oraux (récitation des mythes, formules d’enchantement ou d’exorcisme) et les rites manuels, comme le sacrifice, les rites de passage, etc., sans oublier que, généralement, dans une même cérémonie, et parfois dans la même séquence de la cérémonie, rites oraux et rites manuels sont réunis; il convient de distinguer aussi les rites positifs, comme le sacrifice, et les rites négatifs ou tabous (tabous généraux, permanents et communs, tabous particuliers à une catégorie de personnes, souvent provisoires, puisqu’on change de statut au cours de la vie, et qui pourront être levés), ainsi que la manière de réagir lorsque ces tabous sont violés. Enfin, dans un dernier chapitre, on s’occupera de l’organisation religieuse: prêtrise, confréries séparées, ou, au contraire, identification des tâches religieuses aux tâches sociales (cas des chefs de lignage, par exemple, ou des chefs de clan). C’est là qu’on voit apparaître la nécessité de distinguer les divers types de «spécialistes», depuis le devin jusqu’au guérisseur, depuis le maître des jeux cérémoniels jusqu’au sorcier (volontaire ou involontaire).La description, même complète, de ces différents éléments ne dépasserait pas le cadre de l’ethnographie, si ne s’y ajoutait une double préoccupation méthodologique et conceptuelle.D’abord, les phénomènes religieux ne prennent un sens qu’en étant replacés dans la société, c’est-à-dire mis en rapport avec les phénomènes politiques, par exemple, ou les phénomènes économiques, voire avec les techniques de travail, ainsi qu’avec l’ensemble de l’organisation sociale de l’ethnie envisagée. Celle-ci peut fournir les cadres dans lesquels ces phénomènes vont s’incarner (sexes et âges, lignages et familles, clans et villages); ou bien la religion, un peu comme dans les sociétés occidentales les idéologies politiques, fixe la «charte» de ces institutions politiques, économiques et sociales, justifie les pouvoirs, rend cohérent à l’intelligence le chaos des choses naturelles et humaines, ou cimente les relations entre les hommes par référence aux rapports morts-vivants, dieux-mortels. En un mot, on passe de l’ethnographie à l’ethnologie chaque fois que la description soulève une problématique: comment la religion exprime-t-elle l’organisation sociale? Directement, comme le veut Marx, ou à travers une symbolique, comme le déclare Durkheim, dans ses Formes élémentaires de la vie religieuse ? Quelle est la signification réelle de la «royauté divine», celle que donne Frazer dans Le Rameau d’or , ou celle du roi-intermédiaire, prêtre mais non dieu? Est-ce que les sociétés secrètes ont pour fonction de contrôler le comportement des fidèles ou, au contraire, de les libérer de l’autorité des chefs politiques (R. P. Trilles)? Est-ce que le totémisme se situe, économiquement, au niveau de la production, de la répartition, ou de la consommation contrôlée des espèces animales? Est-ce que les «rituels de rébellion» s’expliquent, chez les Swazi, par des mécanismes de compensation pour les groupes frustrés (M. Gluckman, H. Kuper), ou par la cosmologie de la tribu et la séparation du roi de l’ensemble des groupes sociaux (T. O. Beidelman)? À ces divers problèmes, dont la liste naturellement n’est pas close, l’ethnologue doit chercher, non une réponse générale, mais la réponse qui convient au cas particulier envisagé.La recherche des significationsMais la religion prend aussi un sens, cette fois-ci plus subjectif peut-être, dans la mesure où elle est envisagée à travers une perspective déterminée. Et l’on aboutit à cette constatation: une même religion peut prendre des significations différentes suivant l’instrument conceptuel dont on se sert pour l’examiner. Il y a en effet plusieurs approches possibles. Approche géographique d’abord: la nature du sol influe sur les sépultures et, par voie de conséquence, sur le culte des morts. Approche suivant le rythme des saisons: les Esquimaux ont une double religion, celle d’hiver et celle d’été, en liaison avec la dispersion des familles ou leur concentration démographique. Approche historique: toute religion, étant vivante, se modifie au fur et à mesure que les structures de la société et le genre de vie évoluent; le mouvement peut se faire suivant une voie précise (ainsi, chez les Indiens, qui recherchent les visions, les innovations mythiques ou cérémonielles apportées par de nouvelles révélations), ou par mutations profondes lorsque les structures changent, par exemple avec le passage du nomadisme à la sédentarité ou, pour les archéo-civilisations africaines, avec la montée dans les zones de refuge. Approche philologique ou linguistique, qui essaie de reconstituer des situations disparues à travers une analyse sémantique du vocabulaire et en établissant des familles de mots de même étymologie. Approche fonctionnaliste ou sociologique (la plus à la mode dans l’anthropologie sociale anglo-saxonne): elle cherche, dans le culte des morts, la sauvegarde de l’autorité des Anciens (Fortes, Evans-Pritchard), et voit dans les grandes cérémonies un procédé de réaffirmation de la solidité collective (Malinowski, Radcliffe-Brown), dans les cultes marginaux une manifestation de la contestation à la fois spirituelle et sociale de certains groupes minoritaires (H. Desroche), dans les conflits entre les confréries religieuses une lutte pour le pouvoir, etc. Bien entendu, il ne faut pas se contenter d’affirmations trop générales, mais chercher pour chaque rituel les fonctions propres et spécifiques – ce que l’on ne fait malheureusement pas toujours. Approche structurelle, enfin, soit au niveau des structures concrètes, à travers les concepts de statuts et d’interactions sociales et en tenant compte des rôles de chaque parent, fille, mère, consanguin, des alliés, des représentants des groupes locaux (Morris E. Opler, par exemple, pour les Chiracahua, Apaches), soit à un niveau plus formel, à travers les Gestalten ordonnant les échanges de biens cérémoniels entre moitiés ou clans, ainsi que leur complémentarité ou leur hiérarchie (C. Lévi-Strauss pour les Bororo).L’ethnologie religieuse de type monographique se distingue donc nécessairement de l’ethnographie: si objective soit-elle, elle représente toujours, pour chaque ethnie déterminée, une interprétation, et non une simple description du fait religieux.2. L’ethnologie comparéeL’analyse d’un système religieux oblige à chercher les raisons de son évolution non seulement dans les facteurs internes à l’ethnie, mais encore dans des facteurs étrangers: migration de peuples, conquêtes militaires avec imposition du culte des vainqueurs, emprunt de cérémonies à des voisins lorsque ces cérémonies se montrent plus aptes à réaliser les finalités de l’ethnie (faire tomber la pluie, empêcher la stérilité des femmes, etc.). Bref, l’ethnologue est toujours plus ou moins contraint, même lorsqu’il se contente de faire une monographie, d’être attentif à toutes les influences venues de l’environnement.On peut envisager ici deux types de comparaisons: soit la mise en parallèle de religions différentes, soit, à partir d’un ensemble religieux complexe, l’abstraction d’un trait particulier que l’on retrouve dans plusieurs ethnies. Ainsi, le totémisme australien s’enchevêtre avec le culte du grand dieu tribal et avec le culte des ancêtres; mais il est possible de séparer le totémisme proprement dit des autres informations religieuses qui s’y joignent afin de le comparer, lui et lui seul, avec ses manifestations dans d’autres sociétés, par exemple avec le totémisme des Indiens d’Amérique du Nord (É. Durkheim, G. Davy) ou avec celui des Africains (P. Deschamps). La première comparaison s’attache surtout au général, la seconde au différentiel.Les typologies religieusesLa recherche des origines et d’une loi universelle d’évolution des religions, depuis le fétichisme, l’animisme ou la magie jusqu’au monothéisme, est définitivement condamnée. On ne se préoccupe guère non plus, sauf entre philosophes, de savoir si le rite est antérieur au mythe ou inversement, si le totémisme a été, à un moment donné, une religion universelle, dont il faudrait retrouver les traces dans toutes les ethnies, ou au contraire un phénomène bien localisé. Ce sont là, en effet, pures spéculations, qui n’ont rien de scientifique. Les faits y sont traités comme arguments de justification d’une théorie a priori, non comme base de recherche. Les seules typologies valables sont celles qui sont dictées par les faits, même si elles finissent, parfois, par les dépasser.La typologie géographique met en jeu la notion d’aires culturelles. Les coutumes des peuples voisins tendent à se ressembler, de sorte que l’on peut séparer sur une carte des régions dans lesquelles on trouve des croyances ou des pratiques religieuses similaires. L’aire culturelle fournit donc au chercheur un cadre dans lequel il peut faire des comparaisons; mais ce n’est qu’un cadre. On a à peu près abandonné la distinction des cultures religieuses de la plante (éthiopique ) et de l’animal (hamitique ) sur lesquelles viennent se greffer des cultures venues d’Asie, essentiellement mystiques; de même pour la culture atlantique (Frobenius) et pour les reconstitutions historiques, comme celles du père Schmidt et de l’école de Vienne [cf. DIFFUSIONNISME]. On trouvera dans H. Baumann une typologie des religions africaines, par exemple, en corrélation avec les diverses aires culturelles de l’Afrique.Les typologies économiques (genres de vie) interfèrent souvent avec les schémas géographiques. Elles ont été l’objet de maintes études anciennes, particulièrement de la part des ethnologues allemands, comme C. Meinhof, mais elles fournissent toujours des suggestions intéressantes aux chercheurs contemporains (C. Meillassoux).On distingue ainsi les religions des peuples vivant de la cueillette et de la chasse; les religions des peuples de la houe (agriculture primitive); les religions de pasteurs; les religions des peuples urbanisés et industrialisés.Les typologies sociologiques, enfin, ont longtemps fourni à l’ethnologie religieuse française (par exemple dans L’Année sociologique ) la base de classification des religions: système religieux des clans (totémisme); systèmes religieux tribaux et nationaux (polythéisme et confréries, cultes des grands dieux et culte royal); systèmes universalistes concernant une aire culturelle réduite – ainsi les cultes du Soudan francophone en Afrique ou des Pueblos en Amérique – ou un continent, comme le bouddhisme, ou l’humanité tout entière, comme le christianisme.Ces typologies, utiles pour les manuels et traités d’ethnologie religieuse parce qu’elles permettent de classer les faits, sont en fin de compte peu éclairantes, puisqu’elles visent le général, le semblable, donc le banal.Répétition et différencesLes comparaisons différentielles paraissent infiniment plus riches d’enseignements, dans la mesure où elles se rapprochent de la méthode expérimentale. Observer un même système religieux dans des contextes ethniques différents, le totémisme par exemple (puisque le totémisme est plus qu’un simple système social: le totem est tabou et donne lieu à des cérémonies sacrificielles), ou encore un trait religieux, comme le culte rendu au héros, au dieu bouffon, la pratique de la sorcellerie, le chamanisme, la transe mystique, revient à étudier une variable dépendante en corrélation avec un certain nombre de variables indépendantes. On voit ainsi comment un système ou un trait changent, lorsque se modifient les conditions sociales, économiques ou politiques.Le totémisme se manifeste de manières si diverses dans les différentes parties du monde qu’il a toujours posé des problèmes aux chercheurs. Si on le considère dans son ensemble comme un système unique, on est conduit à distinguer un totémisme «vrai» (australien), un totémisme désagrégé (Indiens de l’Amérique du Nord), un faux totémisme (où le totem n’est pas l’ancêtre mythique, mais un animal avec lequel l’ancêtre a conclu un contrat d’alliance: Afrique). Ou bien encore on définit divers types de totémisme à l’aide d’un triple critère: de forme d’abord (manière dont les totems sont distribués entre les individus, suivant leur sexe, ou entre les groupes, suivant les clans); de signification (rôle joué par le totem, comme gardien, comme ancêtre...), de fonction, enfin (contrôle de la société, réglementation des mariages). On peut parler ainsi de totémisme individuel, de totémisme sexuel, de totémisme «de rêve» (A. P. Elkin). Enfin, on peut s’efforcer de retrouver l’unité du totémisme en tant que système symbolique et comme application particulière à tels ou tels peuples d’un certain principe structural dont il constituerait le «code» original (Lévi-Strauss).Les phénomènes de possession (par les esprits des morts, des ancêtres, des génies ou des dieux), en opposition avec d’autres phénomènes de transe, mais caractérisés par des visions (comme dans le chamanisme), apparaissent dans plusieurs parties du monde. Les ethnologues, après les psychiatres, s’y intéressent de plus en plus. Mais il semble que cette variable religieuse change de forme, de signification ou de fonctions suivant les milieux ethniques. Elle obéit ainsi à des impératifs divers pouvant aller du culte des confréries à la thérapeutique religieuse, ou encore se situer dans une structure d’oppositions, entre l’adorcisme et l’exorcisme (Luc de Heusch). Actuellement, et surtout depuis la décolonisation, ces cultes de possession vont se multipliant, envahissant de nouvelles aires culturelles. La méthode comparative peut éclairer ces cheminements, en faisant de cette recherche de la transe une solution à des problèmes de conflits entre groupes (féminin contre masculin, classes basses contre classes nobles) ou de tensions sociales internes, entraînées par les mutations des structures sous l’impact de l’Occident. Mais, si la réponse est unique, les types de tension variant d’une ethnie à une autre, cette réponse prend chaque fois une forme spécifique: la méthode comparative vise plus le différent que le semblable, car c’est le différent qui est intéressant, qui constitue le problème à expliquer.3. La bataille des dieuxAvec les phénomènes de possession, on passe de l’étude des systèmes religieux à celle des réponses religieuses à des problèmes posés par le changement social. Ce qui caractérise le XXe siècle, c’est à coup sûr l’accélération des contacts entre civilisations différentes. Cette situation ne pouvait pas ne pas influencer l’ethnologie religieuse, en conduisant de nombreux savants à délaisser l’étude des systèmes religieux «purs» pour s’intéresser de plus en plus aux questions d’acculturation religieuse.La première conclusion que l’on peut dégager de cette nouvelle orientation, c’est que l’ethnologie religieuse ne peut plus se définir, comme on a eu trop tendance à le faire naguère, comme l’étude des religions dites primitives ou archaïques et qu’il aurait mieux valu appeler tribales ou traditionnelles. Elle se préoccupe autant des grandes religions universalistes, comme le bouddhisme, l’islam, le christianisme, voire le spiritisme, que des religions géographiquement délimitées. Elle reprend, sous une forme plus scientifique, la vieille idée qu’une même religion varie suivant les peuples, c’est-à-dire qu’elle est «réinterprétée» à travers les valeurs culturelles de chaque ethnie, en même temps qu’elle fait évoluer, par un incessant mouvement d’adaptation réciproque ou de rééquilibration, les valeurs religieuses anciennes. Certes, les missiologues se sont toujours préoccupés des problèmes de la conversion des «païens» et des transformations opérées par le passage d’un groupe ethnique d’une religion à une autre; mais leurs analyses restaient plus normatives que scientifiques, bien qu’elles fournissent toujours aux chercheurs une précieuse documentation. Les ethnologues ne dédaignent plus ce genre de travaux. Ainsi, les africanistes s’intéressent à l’islam africain, avec son culte de confréries, la pénétration en lui de toute la religion ancienne animiste et mythologique. Ils étudient les réactions des diverses ethnies et, dans chaque ethnie, des divers groupes sociaux (sexuels, de caste ou de classe) aux diverses formes du christianisme (catholique, protestant, pentecôtiste). Ils observent, d’une part, les transformations des coutumes religieuses anciennes sous l’influence de ces divers christianismes, par exemple le passage de la religion à la sorcellerie, ou encore les mutations du famadihana malgache (ou «retournement des morts»), dans les diverses Églises; d’autre part les transformations de ces divers christianismes suivant les ethnies: scission en sectes concurrentielles, nationalismes faisant surgir des Églises éthiopiennes ou sionistes, prophétismes et messianismes. Les américanistes ont mis en lumière, aussi bien chez les Indiens dits civilisés que chez les Afro-Américains, des phénomènes de syncrétisme religieux: syncrétismes de contenus, surtout chez les catholiques (fêtes des saints des communautés indiennes avec sacrifices aux esprits des montagnes; correspondances entre les dieux africains et les saints catholiques); syncrétismes plus formels chez les protestants (la transe est recherchée, mais son contenu a changé bien que la forme soit similaire: descente du Saint-Esprit et non plus des Vodun ou des Orisha ). Enfin, en Amérique du Nord, le succès de la «danse des esprits» a donné lieu à toute une bibliographie très riche.De tous ces phénomènes, de transformation, de scission, de métamorphose, c’est certainement celui des prophétismes, messianismes ou millénarismes qui, ces dernières années, a dominé les préoccupations des ethnologues. Car il posait à la fois des problèmes politiques et des problèmes religieux. C’est pourquoi on en a donné raison de différentes manières, allant de l’explication politique (nativisme, résistance à la colonisation, retour aux religions tribalistes par opposition aux religions imposées par les Blancs) à l’explication religieuse (réveil des anciennes croyances, réinterprétation du temps linéaire des Occidentaux à travers le temps cyclique indigène afin de mieux abolir l’histoire, recherche de nouvelles cérémonies, inédites, pour rééquilibrer les rapports de l’homme avec le cosmos ou avec ses semblables, puisque les anciennes cérémonies religieuses de l’ethnie n’avaient pas empêché les désordres du monde). Ces diverses élucidations, généralement suscitées par l’analyse d’un cas particulier et abusivement généralisées, ne peuvent valoir pour les prophètes de la Côte-d’Ivoire, par exemple, qui demeurent fidèles au «fétichisme» antérieur en lui donnant une coloration chrétienne, ni pour le kimbangisme du Congo, ni pour les cultes du Cargo mélanésien. Le problème est de savoir si, entre l’explication générale et le refus de sortir du chaos des diversités des messianismes ethniques, une interprétation intermédiaire n’est pas possible, soit dans le cadre d’une typologie, soit par une recherche des variables (générales) et de leurs enchevêtrements (spécifiques pour chaque ethnie). La question n’est pas vraiment résolue.Peut-être ne le sera-t-elle jamais, car ce qui caractérise ces mouvements messianiques ou millénaristes, c’est leur extrême fluidité; ils tendent à se transformer en sectes minuscules ou en Églises établies, ou bien ils disparaissent. Bref, au moment où l’ethnologue essaie de les étudier, ils ont changé. Plus encore, il semble qu’aujourd’hui, comme on l’a dit, d’autres phénomènes apparaissent, plus importants, répondant peut-être aux mêmes tensions, aux mêmes influences issues du contact entre civilisations, phénomènes également religieux, mais d’une autre nature: ainsi la multiplication des cultes de possession et le développement des croyances magiques ou des rituels de contre-sorcellerie, déjà apparents dans certains cultes messianiques, mais qui, avec la désagrégation des anciennes religions tribales, se manifestent maintenant à l’état pur.Mais cet impact de la civilisation occidentale ne va-t-il pas plus loin encore? La mort des dieux n’entraîne-t-elle pas finalement la mort de Dieu? L’ethnologie religieuse ne semble pas s’être préoccupée autrement de ce problème, plus attirée par les éléments spectaculaires des foules menées à la lutte par leurs prophètes ou messies, des femmes dansant sans se lasser jusqu’à ce que les génies descendent dans leurs têtes, ou des rumeurs sinistres dénonçant les sorciers mangeurs d’âmes. L’indifférence religieuse, phénomène négatif, est plus difficile à observer. C’est dans l’étude des évolutions techniques, économiques, de la naissance de nouvelles formes du pouvoir politique, des changements de structures sociales que le phénomène de «désacralisation» apparaît; mais il est plutôt postulé que montré. Seuls les missionnaires s’en inquiètent et dénoncent l’influence soit de l’école laïque, soit l’imitation de l’athéisme occidental. Mais il suffit de songer à ce que l’on sait de la pénétration du religieux dans le profane pour reconnaître que ce sont les Églises chrétiennes, en séparant radicalement le domaine du sacré, relevant de la loi divine, de celui du profane, relevant du droit naturel et de la morale, qui ont entamé le travail de désacralisation, anéantissant des pans entiers de civilisations tribales ou traditionnelles. La question se posera certainement de façon plus aiguë encore dans l’avenir: à l’ethnologie religieuse de s’en préoccuper.Enfin, des formes nouvelles surgissent, dans une population en diaspora, les mythes des communautés ethniques peuvent se transformer en idéologies de classes sociales; c’est ce qui s’est passé au Brésil au fur et à mesure que le Noir s’intégrait au prolétariat urbain.
Encyclopédie Universelle. 2012.